Giovanni Battista Piranesi
« Aussi les choses ne
peuvent naître de rien,
Aucune création ne retourne au néant »
Lucrèce
Dieu a suspendu à ses lèvres son souffle céleste,
La logique des étoiles immortelles,
Les cérémonies antiques de l’hyménée
Et les cortèges ténébreux de la mort.
Comme Anaximène, il croyait
Que le cosmos naît et meurt cycliquement
Et, à l’instar de Lucrèce, il pouvait dire :
« Oui, c’est cette effroyable religion qui a enfanté
le plus grand nombre d’actes criminels et impies.
C’est un marchandage religieux qui a honteusement souillé,
en Aulide, du sang d’Iphigénie, l’autel de la Vierge des carrefours –
crime commis par l’élite des chefs grecs, par les premiers héros ».
Il aimait les carrefours,
Lieux par excellence de la magie sépulcrale,
Les fines bandelettes consacrées,
Enroulées dans les coiffures virginales
Des sveltes adolescents athéniens.
Mais rien n’était plus délicieux à son âme
Que d’avoir le regard bleu fixé
Sur les hautes colonnes de la sérénité
Ciselées par l’esprit d’élégance
Des plus vertigineux génies
De l’architecture.
Rien n’était plus émouvant pour ses prunelles vénitiennes
Que la souplesse avec laquelle les maîtres de la grâce absolue
Inspiraient à la placide immobilité des façades
L’irrépressible élan de leurs âmes ardentes.
D’où venait son génie somptueux, son art foudroyant,
La splendide perfection de son haut savoir ?
De son père Angelo, taciturne tailleur de pierre,
De sa mère Laura Luccesi, belle comme
Le soupir d’un Ange,
De son frère Angelo, pousse printanière
Bercée par l’aurore marine,
Qui l’initia au latin et le fit aimer d’amour
Les lettres antiques ?
Etait-il redevable, son talent fulgurant,
A tous ses maîtres, amis intimes des Muses et des dieux :
Son oncle, l’architecte Matteo Lucchsi,
Giovanni Antonio Scalfarotto
Qui édifia à Venise l’église San Simen Piccolo,
Les graveurs sublimes de la Grande Renaissance,
Carlo Zucchi,
Fellice Polanzoni, Giuseppe Vasi ?
Je contemple son œuvre immense
Où il parvient à sublimer l’Antiquité
En isolant, amplifiant et magnifiant
Les détails vigoureux de l’art classique,
Leur insufflant une dimension dramatique
Et son idéal de dignité, de pureté et de beauté.
Mais après tant de livres et de dessins divinement inspirés :
Vues des Villas et d'autres lieux de la Toscane,
Architecture et perspective de Naples,
La Magnificence de Rome,
La Villa Royale Ambrosienne,
Plan du Tibre,
Vues de Rome anciennes et modernes…
Les Antiquités romaines
au temps de la République et des premiers empereurs,
Pourquoi,
Pourquoi s’est-il perdu dans ces effroyables
Carceri, ces Prisons imaginaires ?
Ces excès délirant de fièvre, ces noirs engins de torture,
Cet étalage macabre d’architecture et d’outils…
Pourquoi,
Oui, pourquoi
Tous ces irrépressibles élans de la peur,
Ces mondes d’horreur chaotiques,
Ces entrelacs où le vertige tient compagnie à l’insane angoisse,
Ces ténébreux labyrinthes traumatisants
Où des escaliers tortueux
Se perdent dans des brumes d’infini incertain ?
Ah, mon Dieu,
Toutes ces lignes
Qui se croisent, s’embrassent, se haïssent,
S’étreignent, s’assassinent et se fuient
Obsèdent, malaxent, affolent mon âme,
Comme les douloureux accents d’un poème inachevé,
Comme les cris étouffés des flûtes phrygiennes.
Je sais, mon Dieu,
Je sais que
L’éther devient éther
Et la terre devient terre,
Mais fais que mon poème impénitent
Soit un lac transparent où le ciel innocent
Et Tes Anges
Contemplent la totale piété de mon sang !
Athanase Vantchev de Thracy
Paris, 1 juillet 2012
Glose :
Giovanni Battista Piranesi, dit Le Piranèse (1720-1778) : graveur et architecte italien de génie.Lucrèce (en latin Titus Lucretius Carus – Ier siècle av. J.-C.) : poète et philosophe latin, auteur d’un seul livre inachevé, De rerum natura (« De la nature des choses »)), un long poème passionné qui décrit le monde selon les principes d’Epicure.
Hyménée (n.m.) : nom d’une divinité grecque qui présidait aux mariages.
Anaximène (entre 550 et 500 av. J.-C.) : philosophe
grec de l’Ecole ionienne. On le présente comme fils d'Eurytrate, et disciple et
successeur d'Anaximandre. On ne possède aucun renseignement sur sa vie.
Anaximène se serait mis, comme Thalès et Anaximandre, à la recherche du principe de toutes choses. Thalès
croyait avoir trouvé ce principe dans l'eau, et Anaximandre dans l'espace
infini (apeiraton). Anaximène
enseigna que l'air est le premier principe d'où sortent toutes choses et en
lequel toutes choses se résolvent. Pour lui, les mots
air, esprit, souffle, âme, éther, essence divine, paraissent avoir été
synonymes. "Tout, dit-il, vient de l'air, et tout y
retourne". De même que notre âme, tout aérienne, maintient notre
corps, de même aussi l'esprit et l'air (pneuma
kai ahr) entourent et maintiennent l'univers (dlon ton kosmon).
Phrygie – Φρυγία :
ancien pays d’Asie Mineure, situé entre la Lydie et la Cappadoce, sur la partie
occidentale du plateau anatolien. Selon l’historien grec Hérodote (vers 484 –
vers 425), ses habitants avaient au début le nom de Briges et auraient séjourné en Macédoine, puis ils seraient passés
en Thrace avant de migrer, via l’Hellespont (détroit des Dardanelles), un peu avant la guerre de Troie, dans
cette partie d’Asie.ENGLISH :
Giovanni Batista Piranesi
‘Nothing can be born of
nothing
Nothing is ever resolved into
nothing.’
Lucretius
On his lips God hung His
celestial breath,
The logic of the immortal
stars,
The ancient ceremonies of
marriage
And the shadowy processions of
death.
Like Anaximenes, he believed
That the universe is born and
dies in cycles
And, like Lucretius, he could
say:
‘Yes, it is that frightful
thing religion which has given birth to
The greatest number of impious
and criminal acts.
It was the striking of a
bargain with the gods which soiled with shame
The altar of the Virgin of the
Crossroads in Aulis –
A crime committed by elite
Greek chieftains, the first rank of heroes.’
He loved crossroads,
Those sites par excellence
of sepulchral magic,
The fine dedicated strips of
cloth,
Wrapped in the virginal hair
Of svelte young Athenians.
But nothing was more delicious
to his soul
Than when his blue eyes were
fixed
On the tall columns of
serenity
Sculpted by the spirit of
elegance
Of the most dizzying
architectural
Geniuses.
Nothing was more moving to the
eyes of this Venetian
Than the suppleness with which
the masters of absolute grace
Breathed the irrepressible
energy of their ardent souls.
Into the once placid stillness
of facades.
Where did his sumptuous genius
come from, his lightning art,
The splendid perfection of his
lofty knowledge?
From his father Angelo,
that taciturn stonecutter,
From his mother Laura
Lucchesi, beautiful as
The sigh of an Angel,
From his brother Angelo, a
green shoot
Soothed by the maritime
dawn?
Who initiated him into Latin
and made him love
The literature of the ancient
world?
Was his dazzling talent
indebted
To his masters, intimate
friends of the Muses and the gods:
His uncle, the architect
Matteo Lucchesi,
Giovanni Antonio Scalfarotto,
Who raised the church of San Simeon Piccolo
in Venice ,
Or the sublime engravers of
the High Renaissance,
Carlo Zucchi,
Felice Polanzoni and Giuseppe
Vasi?
I think of his immense body of
work
In which he succeeded in
sublimating Antiquity
By isolating, amplifying and
magnifying
The vigorous details of
classical art,
By infusing a dramatic
dimension
Into its ideal of dignity,
purity and beauty.
But after so many divinely
inspired books and drawings:
Views of Villas and Other
Places in Tuscany,
Architecture and Perspective
of Naples,
Splendours of Rome,
The Royal Ambrosian Villa,
Plan of the Tiber,
Views of Rome Ancient and Modern...
Roman Antiquities
at the Time
of the Republic and of the First Emperors
Why,
Why did he lose himself in these appalling
Carceri, these Imaginary
Prisons?
These excesses delirious with
fever, these black instruments of torture,
This macabre display of
architecture and implements...
Why,
Yes, why
All these irrepressible surges
of fear,
These worlds of chaotic
horror,
These traceries where vertigo
keeps company with insane anguish,
These shadowy traumatic
labyrinths
Where tortuous staircases
Lose themselves in mists of an
uncertain infinity?
Ah, God,
All these lines
That crisscross, embrace or
end as enemies,
Hug, murder each other and
escape,
Obsess, confuse and panic my
soul,
Like the painful stresses of
an unfinished poem,
Like the stifled cries of
Phrygian flutes.
I know, O God,
I know that
Ether becomes ether
And earth becomes earth,
But make my impenitent poem
A transparent lake where both
the innocent sky
And Your Angels
Contemplate the utter piety of
my blood!
Translated from the French of
Athanase Vantchev de Thracy by Norton Hodges - July 2012
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