NAÏM FRASHËRI
Des livres et des mots viennent les chimères,
et parfois, des chimères naît l’union ».
Djalâl ad-Dîn Muḥammad Rûmî
Douce Albanie,
Voici l’automne enseveli
Sous les fruits d’un été abondant !
Le vent porte les blessures du pays
Au-delà des prairies jaunissantes
Et la lune fait son nid douillet
Dans les chevelures
Des jeunes filles shqiptare !
Naïm, mon Frère, mon Ami,
Tes mots, comme des étincelantes
Gouttes de pluie
Se couchent sur mes lèvres
Qui rêvent de liberté et d’amour !
Des tempêtes habitent
Tes bras délicats
Et fracassent les rocs de la haine
Sur nos bouches !
La blanche Albanie et toi,
Deux splendeurs dans une seule âme,
Deux vertiges dans un seul cœur !
Ta pensée aérienne
A bu toute l’eau des mers chaudes,
Toute la beauté des promontoires
Et les taciturnes secrets
De l’insondable profondeur de Dieu !
Ô merveilleuse circonférence
Des choses illimitées,
Colombe qui trace de ses ailes
Le suave alphabet de l’amour !
Ami de mes nuits austères,
Ta voix guérit la douleur
Des cœurs qui
pleurent
Ceux qui s’en sont allés loin
De nos baisers !
Je lis ton livre, ces lignes d’azur
Que je tiens à présent contre ma face,
Lignes ardentes
Écrites jadis par ta
main appliquée
Sous la flamboyante dictée
De l’Ange du divin savoir !
Albanie, es-tu triste
De voir s’épancher sur ta candide tunique
Le chantre prodigieux des terres illyriennes ?
Souris, mon Frère au royaume de la Beauté,
N’aie pas peur, Frashëri, mon Compagnon
Dans la lumière de la Foi,
Nous mourons dans la vie,
Mais la vie est toujours vivante
Et l’incessante tendresse de ton peuple
Couvre de roses ta mémoire
Et veille sur l’incommensurable trésor
De tes poèmes !
Paris, le 30 septembre 2013
Glose :
Naïm
Frashëri (1846-1900) : un des plus grands poètes et écrivains
albanais. Défenseur acharné de l'indépendance, qui ne fut déclarée qu'en 1912,
il composa un célèbre poème épique sur l'Épopée du Bektachisme : Qerbelaja
(1898). Il publia de nombreux poèmes lyriques, dont Les fleurs de l'été,
et une épopée historique : Histoire de Skanderbeg.
Fils d'un bey de l'actuel district de Përmet, le jeune
homme fait ses études au lycée grec Zosimea
d'Ioannina. Mais comme sa famille, bien qu'appauvrie, conserve toutes ses
hautes relations, il obtient très facilement un poste de fonctionnaire tout d'abord à Sanrandë, ensuite à Berat et enfin à Ioannina. A
trente-six ans enfin, il se rend à Istambul où il entre au service du
ministère de la Culture.
En parallèle, il prend une part active à la Renaissance nationale
albanaise et, pour ne pas se compromettre, signe souvent ses oeuvres de ses
seules initiales. Dans son pays natal, ses livres circulent sous le manteau.
Ses premiers textes sont
des poèmes dont les plus anciens sont écrits en persan. Les poèmes et les chants
patriotiques, en tous cas les tout
premiers, subissent l'influence très sensible
de la littérature persane. Par la suite, c'est celle de la poésie française qui apparaît. Frashëri a d'ailleurs traduit plusieurs
fables de La Fontaine. Il est également le traducteur de l’Iliade. Son œuvre se fonde sur vingt-deux textes majeurs : quatre
en persan, deux en grec et quinze en albanais.
On signalera tout particulièrement le poème "Troupeaux et Labours"
qui, par l'évocation des bergers et des cultivateurs, permet à l'auteur
d'exprimer ses réflexions personnelles sur la beauté des paysages albanais ainsi
que son amour pour sa patrie. Son poème épique "Histoire de Skanderbeg", comme son nom l'indique, raconte les hauts faits du héros national
Naïm Frashëri, considéré de
nos jours comme l'un des chefs de file du "Rilindja Kombëtare" (Réveil
national) albanais et comme le grand poète du pays, est mort le 20 octobre 1900, à Kadiköy, non loin d'Istambul.
Shqiptare (adj.) : albanaises
Bektachisme (n.m.) : (en
turc : Bektaşilik ; en
albanais : Bektashizmi ou Bektashizëm) est un
ordre religieux ésotérique (batinite), issu de la mouvance soufie de l’islam, à
l'origine même de nombreux autres ordres batinites (ghulat) et considéré comme
une branche du chiisme par les Turcs, car ses adeptes montrent un intérêt
particulier pour l'Imam ‘Alî ibn Abî Tâlib. Beaucoup de ses rites sont
spécifiques au bektachisme.
Sayyid Hünkar
Hadji Bektaş Veli (1209-1271) : descendant du Prophète par Ali
ar-Rida. Son vrai nom est Muhammed Bektas. Au cours de sa vie, il a pris
les titres hunkar, hadji et veli, le mot hunkar signifie
« celui qui crée le miracle », le mot hadji « il sera vu
à la Mecque » et veli « celui qui porte la
sagesse » : c'est l'un des noms qui est porté par l'imam Ali. Son nom
est cité dans les cérémonies religieuses, donc dans le samâ.
Considéré comme un
saint homme et un mystique philosophe de l'alévisme et du bektachisme implanté
en milieu turcophone, il est le fondateur éponyme de la confrérie des bektachis.
Originaire d'une famille du Khorassan, il a émigré en Anatolie parmi
des populations turkmènes sur lesquelles il a eu une influence fondamentale,
notamment du fait qu'il prêchait dans sa langue maternelle.
Selon l'UNESCO, Haci
Bektas Veli, avec les mots du XIIIe siècle,
véhicule des idées qui sept siècles plus
tard coïncident avec la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948).
Haci Bektas Veli a eu une grande influence sur la turquisation de l'Anatolie et
la création de l'Empire ottoman. Il est également connu et respecté en
Bulgarie, Grèce, Macédoine, Bosnie-Herzégovine, Albanie, Hongrie et Roumanie.
Le « Vilayetname », « Livre de la sainteté »,
raconte ses faits et légendes. Ses enseignements sont rassemblés dans plusieurs
recueils, dont notamment le « Makalat »
(écrit à l'origine en arabe) et le « Fevaid »
(écrit à l'origine en persan)
Le sama ou semahs,
cérémonie religieuse des alevis bektachis, est classé au
patrimoine culturel immatériel de l'humanité par l'UNESCO.
Djalâl ad-Dîn Muḥammad
Rûmî ou Roumi (1207-1273) :
mystique persan musulman qui a profondément influencé le soufisme. Il
existe une demi-douzaine de transcriptions du prénom Djalâl-ed-dîn, « majesté de la religion » (de
djalâl, « majesté », et dîn, « religion, mémoire, culte ».
Il reçut très tôt le surnom de Mawlânâ, qui signifie « notre maître ». Son nom est
intimement lié à l'ordre des « derviches tourneurs » ou mevlevis, une des principales confréries
soufies de l’islam, qu'il fonda dans la ville de Konya en Turquie. Il écrivait
tout ses poèmes en persan (farsi).
La plupart de ses
écrits lui ont été inspirés par son meilleur ami, Shams ed-Dîn Tabrîzî dont le
nom peut être traduit par « soleil
de la religion » - originaire de Tabriz, ville d'Iran.
Rûmî a également
repris à son compte les fables d'Ésope dans son principal ouvrage le « Masnavî » (« Mathnawî »,
« Mesnevi »), ces mêmes fables d'Ésope que La Fontaine reprendra en
français sans en cacher l'origine. Reconnu de son vivant comme un saint, féru
de spiritualité, il aimait à fréquenter les chrétiens et les juifs tout autant
que ses coreligionnaires.
Naïm
Frashëri
‘Breathe…
From books and words
come chimeras
And sometimes from
chimeras union is born.’
Djalâl ad-Dîn Muḥammad Rûmî
Sweet Albania,
Here is autumn buried
Beneath the fruits of a
bountiful summer.
The wind bears the
country’s wounds
Over the yellowing
meadows
And the moon makes its
soft nest
In the hair
Of the young shqiptare
girls!
Naïm, my Brother, my Friend,
Your words, like
sparkling
Raindrops
Lie and rest upon these
lips of mine
Dreaming of liberty and
love!
Storms dwell in
Your delicate arms
And shatter the rocks of
hatred
On our lips!
White Albania and you,
Two splendours in one
soul,
Two maelstroms in one
heart!
Your lofty thought
Has swallowed all the
water of the warm seas,
All the beauty of the
headlands
And the taciturn secrets
Of God’s fathomless
depths!
O miraculous
circumference
Of limitless things,
Dove tracing with its
wings
The sweet alphabet of
love!
Friend of my austere
nights,
Your voice heals the
sorrow
Of hearts which cry
For those who have
travelled far
From our kisses!
I read your book, these
azure lines
I now hold close to my
face,
Passionate lines
Written long ago by your
diligent hand
Under the flaming
dictation
Of the Angel of divine
knowledge!
Albania, are you sad
To see the prodigious
singer of the Illyrian lands
Pour out his song upon
your artless tunic?
Smile, my Brother in the
kingdom of Beauty,
Don’t be afraid,
Frashëri, my Companion
In the light of Faith,
We die in life,
But life still goes on
living
And the unceasing love
of your people
Covers your memory with
roses
And keeps watch over the
incommensurable treasure
Of your verse!
Translated from the French
of Athanase Vantchev de Thracy by Norton Hodges
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