Abdelkrim El-Khattabi
« O feros animos! o crudeles cogitationes !
o
derelictos homines ab humanitate! »
(« Âme
farouches, projets barbares,
Hommes
dénaturés »)
Cicéron
I.
Ton nom, Abdelkrim, ton nom sempiternel,
Ami fidèle des hommes valeureux,
Porte en sa splendeur irradiante,
L’odeur envoûtante de la terre légère de Tamazgha,
Des plaines riantes du Rif, l’air libre, pur et généreux
Des montagnes, la langue suave des ruisseaux limpides,
Et les strophes puissantes de la mer toujours inquiète !
Eaux lustrales des oueds,
Huiles essentielles des oliveraies,
Tous les chrêmes et flocons de l’âme
Qui dans les dentelles des nuages !
Il ya dans ton nom l’azur central du ciel,
Le murmure dryadique des arbres,
Les versets enluminés
Du temps infini qui coulent en vagues déchaînées
Dans les veines intarissables de ton peuple hardi.
II.
Tu as aimé, Frère des aigles, tu as chéri
D’un vigoureux amour filial
Les autels de tes dieux domestiques,
Les grimoires lapidaires des contes
De tes ancêtres qui veillent sur le doux foyer,
Les veilles solennelles de ta mère
Penchée sur le blanc berceau de ses enfants !
Tu as épuisé, Frère des sables ardents,
Toute la rigueur des supplices de l’âme,
Aussi peuvent-ils mes vers plein d’affection
Ajouter quelque force à ta propre révolte ?
III.
Toi, doux, courtois et clément pour tes amis,
Féroce et inexorable pour les ennemis !
Tu n’as pu passer sous coupable silence
Les odieuses rapines
Et les sanglants brigandages de ceux qui avaient écrasé
Les hommes dignes de ta race !
Ô Abdelkrim, le temps passe,
Mais grandit le ciel et s’épanouit ta gloire !
Tu n’as craint ni les ardeurs du ciel
Ni le froid paresseux,
Pareil au chant de l’alouette
Qui tremble dans la lumière indivisible du jour
Alors que le soleil moissonne
Les épis de rosée dans les champs !
Toi qui sus soutenir la plus dure des gageures
Au cœur d’un monde furieusement cruel !
Ah, la langue est vivante
Quand dans son sang coule,
Brûlante et pure la vivifiante foi !
IV.
Ô mes vaillants amis amazighs,
Sachez, ô mes amis :
La gratitude jaillit de la source divine du cœur,
Ne soyons pas avares à l’égard des héros !
Ô vie simple comme l’eau,
Bonté des âmes tendue comme un arc
Entre le sourire aimant et l’innommable matin !
Oiseaux qui s’en vont sur la barque rapide du vent !
V.
Toi qui versais l’amour de ta patrie sur ton corps !
Toi qui te répandais dans le musc magique
De la langue amazighe,
Toi qui avais en toi la paix de marbre !
Ô temps, enveloppe de myrrhe et d’encens
Tout homme qui aime, imbibe toute parole
Qui est rythme et flux !
Homme qui accomplit sans le savoir
Ce qui est établi d’avance !
VI.
Oui, Abdekkrim, quand le cœur est d’azur,
Le sublime s’épanouit dans un seul mot,
Dans une seule action, dans une seule pensée.
Ô jeune Imazighen, frères aimés,
N’oubliez jamais, jamais, jamais
Le valeureux vainqueur de la bataille d’Anoual !
Une étoile filante en plein jour
Et d’étranges éclats tout autour !
Et voici les âmes immortelles
Regroupées en myriades
Comme les jours et les nuits
Se regroupent en mois, en années,
En siècles, en millénaires…
VII.
Il y a dans les rides de ton beau visage, Abdelkrim,
Toute la beauté des mondes en mouvement,
Toutes les vertus des sphères célestes !
Et le miroir se réveille la nuit
Et converse allégrement
Avec les faces des héros
Qu’il a jadis retenu
Dans l’empire de son cœur !
VIII.
Dors à présent heureux et paisible, Abdelkrim,
Ô nom de lumière, dors adoré par ton peuple,
Loin du sol solennel, de la terre aimante de ta
patrie !
Dors, le temps ne saura engloutir
Dans les cercles funestes de son oubli
Les instants de magie !
Liberté, c’était ta sublime religion,
Ton impérissable étoile polaire !
Pour qui détient dans sa chair
Les lois éternelles de la divine Vérité,
Tout le reste semble poussière et néant !
Dors, âme magnanime, âme somptueuse,
C’est l’heure de s’abandonner
Au doux repos de la suave nuit amazighe,
Dors en compagnie délectable
De la tendre et parfumée famille des fleurs
Qui poussent, touchées par la grâce,
Sur ta tombe !
Rassure-toi, Ami pur, le vent vagabond
Ne sèmera plus cette nuit
L’agitation et l’inquiétude
Dans la terre du Rif recouverte de lauriers-roses !
Et que les anges au visage grave et secret
Viennent et déposent sur nos yeux
Ce qu’il y a de divin !
Athanase
Vantchev de Thracy
Janvier 2014
Glose :
Mohamed ben Abdelkrim El Khattabi (rifain : Muḥand
N Σabdel Krim Lxeṭṭabi, aussi nommé Moulay Muḥand, arabe : محمد
بن عبد الكريم الخطابي), né vers 1882 à Ajdir, au Maroc, et mort le 6 février
1963 au Caire, en Égypte : un des plus éminents résistants marocains du
Rif. Il est devenu le chef d'un mouvement de résistance contre la France et
l’Espagne au Maroc lors de la guerre du Rif, puis l'icône des mouvements
indépendantistes luttant contre le colonialisme.
Cicéron (en latin Marcus Tullius Cicero),
né le 3 janvier 106 av. J.-C ; à Arpinum en Italie, et assassiné le 7
décembre 43 av. J.-C., à Gaète : philosophe romain, homme d’État et auteur
latin.
Tamazgha (en tifinagh (berbère) :
ⵜⴰⵎⴰⵣⵖⴰ)
est un néologisme créé et utilisé par des militants berbéristes pour désigner
le « monde berbère », c'est-à-dire l'espace géographique qui constitue
la patrie historique du peuple berbère. Il comprend l'ensemble de cinq pays
d'Afrique du nord (Algérie, Maroc, Tunisie, Libye et Mauritanie), le territoire
du Sahara occidental ainsi que, partiellement, quatre autres pays (nord du Mali,
nord du Niger, une partie de l'ouest de l'Égypte, les enclaves espagnoles de Melilla
et Ceuta et les Îles Canaries
Le terme « Tamazgha » est l'expression du nationalisme berbère
puisqu'il affirme l'existence d'une nation et d'un peuple unis transcendant les
sous-groupes ethniques berbères et les frontières géopolitiques actuels.
Le Rif (en amazigh : en Arrif / ⴰⵔⵔⵉⴼ, « rivage, bord ») : région
septentrionale du Maroc bordée par la mer Méditerranée au nord, l’Algérie à
l’est, le Moyen Atlas au sud et l'océan Atlantique à l'ouest. Le Rif est
composé de montagnes et de plaines. Il s'étend de la péninsule tingitane
(Tanger) jusqu'à la petite région de Kebdana (frontière algérienne), irriguée
par la Moulouya. Ainsi, la grande région du Rif se subdivise en Rif occidental
(Jbala), s'étendant de Tanger à Taza, et Rif oriental (Riyafa), qui s'étend
d'Alhoceima à Ghazaouet (Algérie).
Oued (n.m.) :
cours d'eau d'Afrique du Nord et des régions semi-désertiques à régime
hydrologique très irrégulier. Cependant, à plus petite échelle, il existe aussi
des oueds dans les régions méditerranéennes du sud de la France. Surtout présent
dans les régions endoréiques (se dit des régions dont les eaux fluviales ne
gagnent pas la mer), il s'anime lors des rares et fortes précipitations. Le
plus souvent à sec, il peut connaître des crues spectaculaires, charriant
d'énormes quantités de boue qui provoquent parfois des changements de lit.
C'est pourquoi on dit d'un oued qu'il roule plus qu'il ne s'écoule.
Chrême (n.m.) :
huile consacrée utilisée pour certains sacrements.
Dryaduque (adj.) : du terme dryade (du grec ancien drus, « chêne »). Des nymphes
protectrices des forêts dans la mythologie grecque.
Grimoire (n.m.) : livre composé de
recettes de potions, de sorts et autres choses magiques.
Lapidaire (adj. et n.m.) : relatif
aux pierres et pierres précieuses. Concis et bref ou laconique (pour une
expression). Personne qui taille les pierres précieuses (synonyme :
diamantaire).
Gageure (n.f.) : défi qui semble
irréalisable.
Amazigh, amazighe (adj. et n.m.) :
(en berbère : Imazighen, en tifingah
/écriture berbère/ : ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⴻⵏ et au
singulier Amazigh, en tifinagh : ⴰⵎⴰⵣⵉⵖ), sont un ensemble d'ethnies autochtones d'Afrique
du Nord. Ils occupaient, à une certaine époque, un large territoire qui allait
de l'ouest de la vallée du Nil jusqu'à l'Atlantique et l'ensemble du Sahara où
ils fondèrent de puissants royaumes, formés de tribus confédérées. Connus dans
l'Antiquité sous les noms de Libyens, Maures, Gétules, Garamantes ou encore
Numides, ils connurent ensuite la conquête romaine, la christianisation, l'invasion
vandale, la conquête arabe et la conversion à l'islam.
Musc (n.m.) : matière naturelle
animale entrant dans la composition des parfums. Il est extrait des glandes
abdominales des cerfs porte-musc d’Asie centrale. D'autres espèces animales et
végétales peuvent produire une substance qualifiée du nom de musc, notamment
les Viverridae appelées civette, le rat musqué (ondatra),
l’érismature à barbillons (une espèce d’oiseau de la famille des Anatidés qui se rencontre en Amérique du
Sud), le canard musqué, le bœuf musqué (ovibos).
Myrrhe (n.f.) : gomme-résine
aromatique produite par l'Arbre à myrrhe (
Commiphora myrrha ou
Commiphora
molmol), appelé aussi « myrrhe ».
Une gomme à peu près similaire, le baume de La Mecque, est produite par
Commiphora opobalsamum. Elle pouvait
être un des multiples constituants de la théarique de la pharmacopée maritime
occidentale au
XVIIIe siècle. Thériaque
(n.f.) : appelée
θηριον par les Grecs : célèbre contrepoison
rapporté à Rome par Pompée,
puis
complété par Andromaque, médecin de Néron. Autre appellation : Mithridate,
du Roi Mithridate, qui s'en servait comme contrepoison
Le mot vient du latin
murra ou
myrrha,
lui-même
emprunté au grec.
La bataille d’Anoual connue comme
le
désastre d'Anoual par l'historiographie espagnole (
desastre de Annual
en espagnol), opposa un contingent militaire espagnol à l'armée rifaine de
Abdelkrim El-Khattabi, dans la région du Temsamane, dans le Rif, en juillet
1921. Les affrontements eurent lieu à
120 km de Melilla
dans le Nord du Maroc. La victoire d’une armée de résistants rifains sur
l’armée espagnole devint un important symbole de la lutte anticoloniale
marque un tournant de la résistance au double
protectorat espagnol et français instauré au Maroc.
Le désastre d'Anoual est une défaite cuisante de l'armée espagnole.
Elle marque la naissance d’un mythe :
celui d’Abdelkrim, héros de guerre, fin stratège et chef charismatique de la
résistance.
La crise politique que provoqua cette défaite fut une des plus importantes
que dût subir la monarchie libérale d'Alphonse XIII. Elle fut la cause directe
du coup d’État et de la dictature de Miguel Primo de Rivera.