mardi 17 juillet 2012

Giovanni Battista Piranesi (français et anglais)


Giovanni Battista Piranesi

« Aussi les choses ne peuvent naître de rien,
Aucune création ne retourne au néant »

            Lucrèce

Dieu a suspendu à ses lèvres son souffle céleste,

La logique des étoiles immortelles,

Les cérémonies antiques de l’hyménée

Et les cortèges ténébreux de la mort.

 

Comme Anaximène, il croyait

Que le cosmos naît et meurt cycliquement

Et, à l’instar de Lucrèce, il pouvait dire :

 

« Oui, c’est cette effroyable religion qui a enfanté

le plus grand nombre d’actes criminels et impies.

C’est un marchandage religieux qui a honteusement souillé,

en Aulide, du sang d’Iphigénie, l’autel de la Vierge des carrefours –

crime commis par l’élite des chefs grecs, par les premiers héros ».

 

Il aimait les carrefours,

Lieux par excellence de la magie sépulcrale,

Les fines bandelettes consacrées,

Enroulées dans les coiffures virginales

Des sveltes adolescents athéniens.

 

Mais rien n’était plus délicieux à son âme

Que d’avoir le regard bleu fixé

Sur les hautes colonnes de la sérénité

Ciselées par l’esprit d’élégance

Des plus vertigineux génies

De l’architecture.

 

Rien n’était plus émouvant pour ses prunelles vénitiennes

Que la souplesse avec laquelle les maîtres de la grâce absolue

Inspiraient à la placide immobilité des façades

L’irrépressible élan de leurs âmes ardentes.

 

D’où venait son génie somptueux, son art foudroyant,

La splendide perfection de son haut savoir ?

De son père Angelo, taciturne tailleur de pierre,

De sa mère Laura Luccesi, belle comme

Le soupir d’un Ange,

De son frère Angelo, pousse printanière

Bercée par l’aurore marine,

Qui l’initia au latin et le fit aimer d’amour

Les lettres antiques ?

 

Etait-il redevable, son talent fulgurant,

A tous ses maîtres, amis intimes des Muses et des dieux :

Son oncle, l’architecte Matteo Lucchsi,

Giovanni Antonio Scalfarotto

Qui édifia à Venise l’église San Simen Piccolo,

Les graveurs sublimes de la Grande Renaissance,

Carlo Zucchi,

Fellice Polanzoni, Giuseppe Vasi ?

 

Je contemple son œuvre immense

Où il parvient à sublimer l’Antiquité

En isolant, amplifiant et magnifiant

Les détails vigoureux de l’art classique,

Leur insufflant une dimension dramatique

Et son idéal de dignité, de pureté et de beauté.

 

Mais après tant de livres et de dessins divinement inspirés :

Vues des Villas et d'autres lieux de la Toscane,  

Architecture et perspective de Naples,

La Magnificence de Rome,

La Villa Royale Ambrosienne,

Plan du Tibre,

Vues de Rome anciennes et modernes…

Les Antiquités romaines

au temps de la République et des premiers empereurs,

Pourquoi,

Pourquoi s’est-il perdu dans ces effroyables

Carceri, ces Prisons imaginaires ?

Ces excès délirant de fièvre, ces noirs engins de torture,

Cet étalage macabre d’architecture et d’outils…

 

Pourquoi,

Oui, pourquoi

Tous ces irrépressibles élans de la peur,

Ces mondes d’horreur chaotiques,

Ces entrelacs où le vertige tient compagnie à l’insane angoisse,

Ces ténébreux labyrinthes traumatisants

Où des escaliers tortueux

Se perdent dans des brumes d’infini incertain ?

 

Ah, mon Dieu,

Toutes ces lignes

Qui se croisent, s’embrassent, se haïssent,

S’étreignent, s’assassinent et se fuient

Obsèdent, malaxent, affolent mon âme,

Comme les douloureux accents d’un poème inachevé,

Comme les cris étouffés des flûtes phrygiennes.

 

Je sais, mon Dieu,

Je sais que

L’éther devient éther

Et la terre devient terre,

 

Mais fais que mon poème impénitent

Soit un lac transparent où le ciel innocent

Et Tes Anges

Contemplent la totale piété de mon sang !

 

            Athanase Vantchev de Thracy

 

Paris, 1 juillet 2012

 

Glose :

Giovanni Battista Piranesi, dit Le Piranèse (1720-1778) : graveur et architecte italien de génie.
Lucrèce (en latin Titus Lucretius Carus – Ier siècle av. J.-C.) : poète et philosophe latin, auteur d’un seul livre inachevé, De rerum natura (« De la nature des choses »)), un long poème passionné qui décrit le monde selon les principes d’Epicure.
Hyménée (n.m.) : nom d’une divinité grecque qui présidait aux mariages.
Anaximène (entre 550 et 500 av. J.-C.) : philosophe grec de l’Ecole ionienne. On le présente comme fils d'Eurytrate, et disciple et successeur d'Anaximandre. On ne possède aucun renseignement sur sa vie. Anaximène se serait mis, comme Thalès et Anaximandre,  à la recherche du principe de toutes choses. Thalès croyait avoir trouvé ce principe dans l'eau, et Anaximandre dans l'espace infini (apeiraton). Anaximène enseigna que l'air est le premier principe d'où sortent toutes choses et en lequel toutes choses se résolvent. Pour lui, les mots air, esprit, souffle, âme, éther, essence divine, paraissent avoir été synonymes. "Tout, dit-il, vient de l'air, et tout y retourne". De même que notre âme, tout aérienne, maintient notre corps, de même aussi l'esprit et l'air (pneuma kai ahr) entourent et maintiennent l'univers (dlon ton kosmon).
Phrygie – Φρυγία : ancien pays d’Asie Mineure, situé entre la Lydie et la Cappadoce, sur la partie occidentale du plateau anatolien. Selon l’historien grec Hérodote (vers 484 – vers 425), ses habitants avaient au début le nom de Briges et auraient séjourné en Macédoine, puis ils seraient passés en Thrace avant de migrer, via l’Hellespont (détroit des Dardanelles), un peu avant la guerre de Troie, dans cette partie d’Asie.

ENGLISH :
Giovanni Batista Piranesi

‘Nothing can be born of nothing
Nothing is ever resolved into nothing.’
Lucretius

On his lips God hung His celestial breath,
The logic of the immortal stars,
The ancient ceremonies of marriage
And the shadowy processions of death.

Like Anaximenes, he believed
That the universe is born and dies in cycles
And, like Lucretius, he could say:

‘Yes, it is that frightful thing religion which has given birth to
The greatest number of impious and criminal acts.
It was the striking of a bargain with the gods which soiled with shame
The altar of the Virgin of the Crossroads in Aulis –
A crime committed by elite Greek chieftains, the first rank of heroes.’

He loved crossroads,
Those sites par excellence of sepulchral magic,
The fine dedicated strips of cloth,
Wrapped in the virginal hair
Of svelte young Athenians.

But nothing was more delicious to his soul
Than when his blue eyes were fixed
On the tall columns of serenity
Sculpted by the spirit of elegance
Of the most dizzying architectural
Geniuses.

Nothing was more moving to the eyes of this Venetian
Than the suppleness with which the masters of absolute grace
Breathed the irrepressible energy of their ardent souls.
Into the once placid stillness of facades.

Where did his sumptuous genius come from, his lightning art,
The splendid perfection of his lofty knowledge?
 From his father Angelo, that taciturn stonecutter,
From his mother Laura Lucchesi, beautiful as
The sigh of an Angel,
From his brother Angelo, a green shoot
Soothed  by the maritime dawn?
Who initiated him into Latin and made him love
The literature of the ancient world?

Was his dazzling talent indebted
To his masters, intimate friends of the Muses and the gods:
His uncle, the architect Matteo Lucchesi,
Giovanni Antonio Scalfarotto,
Who raised the church of San Simeon Piccolo in Venice ,
Or the sublime engravers of the High Renaissance,
Carlo Zucchi,
Felice Polanzoni and Giuseppe Vasi?

I think of his immense body of work
In which he succeeded in sublimating Antiquity
By isolating, amplifying and magnifying
The vigorous details of classical art,
By infusing a dramatic dimension
Into its ideal of dignity, purity and beauty.

But after so many divinely inspired books and drawings:
Views of Villas and Other Places in Tuscany,
Architecture and Perspective of Naples,
Splendours of Rome,
The Royal Ambrosian Villa,
Plan of the Tiber,
Views of Rome Ancient and Modern...
Roman Antiquities
 at the Time of the Republic and of the First Emperors
Why,
                Why did he lose himself in these appalling
Carceri, these Imaginary Prisons?
These excesses delirious with fever, these black instruments of torture,
This macabre display of architecture and implements...

Why,
Yes, why
All these irrepressible surges of fear,
These worlds of chaotic horror,
These traceries where vertigo keeps company with insane anguish,
These shadowy traumatic labyrinths
Where tortuous staircases
Lose themselves in mists of an uncertain infinity?

Ah, God,
All these lines
That crisscross, embrace or end as enemies,
Hug, murder each other and escape,
Obsess, confuse and panic my soul,
Like the painful stresses of an unfinished poem,
Like the stifled cries of Phrygian flutes.

I know, O God,
I know that
Ether becomes ether
And earth becomes earth,

But make my impenitent poem
A transparent lake where both the innocent sky
And Your Angels
Contemplate the utter piety of my blood!

Translated from the French of Athanase Vantchev de Thracy by Norton Hodges - July 2012


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