jeudi 25 septembre 2008

CHALOIR

CHALOIR

A Álvaro Mutis

« Ne li chalt, sire, de quel mort nus murions »

La Chanson de Roland

La hiératique église de la Dormition,
Veillée par l’armée antique des cyprès grecs
Répand dans le silence d’or de l’après-midi forcené
Le chant tourbillonnant et pur de ses cloches.

Devant l’autel aux icônes chargées d’or et de pierres précieuses,
Plongées dans les volutes bleues de l’encens,
Baignées par les torrents de lumière des cierges odorants,
Résonne la douce nudité des paroles sincères de l’archimandrite,
La poignante et sereine évidenceDe la rayonnante foi chrétienne.

Le temps, comme une animal blessé, cogne
Contre les battants lourds des portes du monastère.

Les lamentations navrantes des femmes, toutes vêtues de noir,
Rayent le plafond orné de somptueuses fresques !
Ô visages innombrables de la douleur !
Calme substance de toute solitude !

Au-dessous des émaux champlevés et cloisonnés
Aux couleurs éclatantes,
La main visiblement émue de l’artiste
A ciselé le verbe chaloir.

Rien de plus ! Pas même son nom !

Ô Seigneur éternel
Sans lequel il n’y a pas d’éternité,
Seigneur de la beauté radicale,
Maître de la poignante splendeur !
Je suis d’accord avec le printemps,
Avec ce jour à la chevelure fraîche
Parée de mille fleurs chamarrées de mai,
D’accord avec cette clarté fugace du matin !

Chaloir !

Mais que signifie ce verbe ciselé par la main
D’un Français dans ce haut lieu
De l’autoritaire orthodoxie byzantine ?
Est-il une confessio fidei,
Une confessio laudis,
Une indifférence aux choses du monde ?
Voulais-tu dire :

Peu me chaut,
Il ne m’en chaut
Il ne m’en chaut guère ?

Toi, dont la main généreuse comme un jour de juillet
A tracé avec une délicatesse fiévreuse,
A l’aide de ténus fils d’argent
Et de fines lamelles de métal
Ces innombrables dessins éblouissants ?

Toi qui as posé avec une minutie vertigineuse
La gomme adragante ?
Toi, âme anonyme,
Qui as gravé avec enchantement
La surface du métal
Et ménagé les fines cavités
Pour les remplir d’heureuses coulées d’émail,

Dis-moi, révèle à ma bienveillante curiosité
Ce qu’il ne t’importait pas :
Etaient-ce ta sueur salée, l’âcre salive de tes lèvres,
Tes peines torrides dissimulées dans le puits de ta mémoire,
Tes souvenirs au goût d’absinthe sauvage ?

Le brasier dévorant de ton travail acharné,
Les métalliques insomnies pendant les nuits
Où règne la fureur des larmes et sévit l’incendie
Des sentiments d’abandon et d’oubli ?

Ton amour secret pour une femme bien charnelle,
Les sinueux sentiers de l’émotion
Qui te ramenaient chaque fois
Au calme désert de ta dévotieuse solitude ?

Âme,
Je voudrais tant m’enfoncer dans le temps de ta vie,
Au-delà des hauts murs sourds et muets des jours,
Au-delà des cataractes déchaînées des heures mortes
Pour placer une rose blanche entre ton cœur et le mien,
Pour confondre mon chant,
Réminiscence céleste de mon âme
D’un royaume antérieur au temps,
Avec l’éclat suréminent de ton art,

Pour entendre, âme, le visage lavé par de larmes de rédemption,
Le désir ardent de la mélodie de ta voix
Remplie de nuit primordiale !

Athanase Vantchev de Thracy

Paris, le 24 septembre 2008

Glose :

Chaloir (verbe défectueux) : du latin calere, « être chaud », « désirer ». Le verbe entre dans la langue française au Xe siècle dans la Cantilène de sainte Eulalie. Au siècle suivant, on le retrouve dans la Chanson de Roland au siècle suivant : « Ne li chalt, sire, de quel mort nus murions ». En ancien français il avait le sens de « avoir chaud », « préoccuper ».

Ce verbe défectueux a, aujourd’hui, le sens de « importer » : Peu me chaut (Peu m’importe) ; Il ne m’en chaut ou Il ne m’en chaut guère (Il ne m’importe).

Il existe aujourd’hui quelques rares cas d'emplois modernes à d'autres temps ou modes selon le grand grammairien belge Maurice Grevisse. Au subjonctif : « Pour peu qu'il vous en chaille » (Anatole France), « J'en suis d'avis, non pourtant qu'il m'en chaille » (La Fontaine). Au conditionnel : « Or il ne me chaudrait .... Qu'ils fissent à leurs frais messieurs les intendants » (Mathurin Régnier). On peut écrire suivant Littré : chaudra (futur simple), chaudrait (conditionnel présent). Barbey d'Aurevilly emploie l'imparfait : « Peu me chalait de voir tomber la nuit. » (« L’Ensorcelée).

Le participe présent était chaillant : « Mais peu se chaillant d'eux » (Ronsard). Il était formé comme saillant, vaillant, faillant. Le changement de terminaison suit l'influence des substantifs issus de participes comme ferrand, tisserand, marchand. Le substantif chaland, « ami protecteur », voire « amoureux », puis « client » au XIIe siècle, est issu du participe présent. Il s'est d'abord écrit chalant, chaulant, chalan, caulant. Le sens s'est fixé au XVIe siècle sur la personne qui achète chez un même marchand. Au départ, il s'agissait de la personne qui a un intérêt à quelque chose, pour qui quelque chose lui chaut ou importe. Furetière évoque le pain chaland : « Gros pain que vendent les boulangers de la ville et qu'ils font porter dans les maisons des bourgeois, qui sont leurs clients ordinaires ».

Quant à l'homonyme pour le bateau plat (1080), il provient du grec byzantin khelandion.

Le substantif servira à construire le verbe achalander (1549) et l'adjectif achalandé (1383), qui ne signifient pas « être pourvu en marchandises », mais « fréquenté par la clientèle ». La confusion apparaît à la fin du XIXe siècle lorsque le lieu qui a une bonne clientèle devient le lieu à la vogue et donc le lieu bien approvisionné. Le substantif achalandage (1820) suit la même dérive sémantique du fait de la faible fréquence de chaland.

L'infinitif nonchaloir (1160) et surtout le nom rendu familier par Baudelaire sont issus du verbe chaloir. La beauté « nonchalante » (1278) suit cette même démarche. En fait, le verbe était rare : nonchalu « méprisé » ou vous nonchalez (1428), « vous négligez ». L'expression mettre en nonchaloir ou mettre à l'abandon, délaisser était seule usuelle en ancien français : « Por l'ame de moi miex [mieux] valoir Ai mis mon cors en nonchaloir » (Rutebeuf). Le sens de la nonchalance s'est déplacé du manque d'énergie ou d'intérêt à une sorte de désinvolture gracieuse ou affectée. Ce nouveau sens a redonné un peu de vitalité à l'infinitif substantivé vers le XVIIIe siècle pour montrer une sorte d'indifférence, de paresse, d'inaction.

Álvaro Mutis (né en 1926) : poète colombien natif de Bogota. Fils d’un diplomate, il passe son enfance en Belgique jusqu’à la mort de son père. Il retourne vivre en Colombie où achève ses études et publie en 1948 son premier recueil de poèmes, La Balanza, en collaboration avec Carlos Patiño Roselli. En 1950, il se lie d’amitié avec Gabriel García Marquez. Si Álvaro Mutis s’affirme comme romancier à partir de 1968, c’est dans sa poésie que les errances de celui qui est à la fois son frère, son double et le personnage principal de son œuvre romanesque, Maqroll el Gaviero, ont commencé. Il a reçu le prix littéraire national de Colombie en 1974, en France le prix Médicis étranger pour La neige de l’Amiral en 1989 et en Espagne le Prix Cervantes 2001. Álvaro Mutis vit à Mexico depuis 1956.

Archimandrite (ἀρχιμανδρίτης) (n.m.) : titre dont le sens étymologique signifie « gardien de la bergerie ») apparu en Syrie dès le IVe siècle, en concurrence avec celui d'higoumène, pour désigner le supérieur d'un monastère. À partir du VIe siècle, l'archimandrite devient le chef d'un ensemble de monastères. Puis, de plus en plus souvent dans l'Église byzantine, ce titre prend la valeur d'une distinction honorifique, et il est aujourd'hui donné à presque tous les membres du clergé régulier, exception faite des moines vivant dans les communautés. Dans l'Église russe, ce titre est apparu à la fin du XIIe siècle pour désigner les supérieurs des principaux monastères. Avec l'essor du monachisme au XIVe siècle, les archimandrites de certaines communautés, en particulier du monastère de la Trinité-Saint-Serge près de Moscou, jouent un rôle de premier plan dans la vie religieuse, politique et économique du pays.

Email (n.m.) : du francique °smalt. Vernis constitué par un produit vitreux, incolore, coloré par des oxydes métalliques et qui, porté à la température convenable et fondu, se solidifie et devient inaltérable. L’émail a fait son apparition dans l’Egypte antique. Les Egyptiens connaissaient les procédés de l'émaillerie. On peut penser qu'ils auraient utilisé cette technique peu onéreuse pour des figurines, symboles et objets de culte usuels, de même que pour les statues, si souvent ornées de pierres, de bronze et d'ivoire.

L’essor de l’émail vient vraiment de Byzance. L'émail est fondu sur du métal précieux et les cloisonnés restent généralement de faibles dimensions. Les musées et les églises conservent un nombre considérable d'émaux byzantins, ottoniens et carolingiens. L'émail connaît un essor important en Europe au cours des deux derniers siècles av. J.-C. Il est alors employé dans l'ornement des bijoux et des fibules. Mais c’est surtout à la fin du XVe siècle, grâce à une nouvelle technique que l’émail a refait son apparition en France. La méthode de l’émail en France est celle des émaux peints. L'origine de ce procédé est sans doute italienne, mais le centre de production le plus réputé devient Limoges. L'émail a occupé une place importante dans l'histoire de l'art. Il est aujourd'hui en voie de disparition. L’émaillerie artisanale tente de survivre avec la minutie et la patience qu'elle exige.

Les différentes techniques de l’émaillerie :
L'émail cloisonné : comme l'indique leur nom, les cloisonnés consistent à séparer le support émaillé en segments de différentes grandeurs en traçant des dessins à l'aide de fil d'argent ou de lamelles de métal. Une fois le dessin reproduit, on les fixe avec une colle dénommée « gomme adragante » qui disparaîtra avec la cuisson. Les cloisons délimitent ainsi un certain nombre de cuvettes, correspondant aux différentes zones de couleurs : il suffit ensuite de déposer l'émail dans chacune des cuvettes, et de cuire l'objet émaillé.
L'émail champlevé : l'émaillage champlevé est réalisé en gravant une surface métallique de manière à ménager de petites cavités. Ces creux sont remplis d'émail qui est ensuite chauffé. Après cuisson, l'émail vitrifié se solidarise avec son support. Le ponçage égalise la surface, la dorure masque l'apparence du métal.
L’émail niellé : c’est ainsi qu’on appelle l’émail noir.
L'émail peint : la technique de l'émail peint consiste à recouvrir une plaque de métal d'une couche d'émail blanc cuite. Le dessin est ensuite appliqué sur le fond blanc. Chacune des couleurs doit être chauffée séparément parce qu'elles n'entrent pas en fusion à la même température.
Traditionnellement, on applique les couleurs au pinceau, mais on utilise également la pulvérisation ou la peinture à la bruine.
L'émail sur basse-taille : Le procédé de la basse-taille, dérivé du champlevé, est appliqué à l'argent ou à l'or. Le métal est gravé ou martelé à diverses profondeurs, en fonction du dessin. Les dépressions sont ensuite remplies d'émail transparent, à travers lequel on peut voir le dessin situé en dessous.

Confessio fidei, une profession de foi ; confessio laudis, une louange faite à Dieu.

Adragant, adragante (adj.) : altération du mot tragacanthe, du grec tragacantha / τραγάκανθα, arbrisseau épineux qui donne la gomme adragante. On dit gomme adragant ou gomme adragante une gomme qui sort spontanément, en filets ou en bandelettes tortillées, des tiges et des rameaux de plusieurs arbrisseaux du genre des astragales. On a dit aussi gomme d'adragant.

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